La conscience des dupés s’affaisse

Le projet de créer Washko Ink. est née de la volonté de croire en un destin commun. On rejoignait ce mantra libérateur, avec lequel l’habitant de cet espace appréhendait l’avenir, loin des déchirements actuels et de l’aliénation. Naître dans un archipel aussi riche (avec sa culture, et pas que) sans autre raison valable que de survivre à son histoire passée était limite absurde, et supposait l’émergence d’une forme d’utopie.

Les Anciens supputaient que ce pays ne pouvait bénéficier qu’aux étrangers. Une peur légitime. Ceux qui les ont précédé en ces îles, sont arrivés en quête d’un lieu-refuge, les protégeant de la prédation. Imaginant qu’on questionnerait leur descendance sur la légitimité de naître là, ils ont érigé des valeurs de solidarité en réponse. Ces Anciens, qui n’envisageaient nullement de posséder cette terre, ont préféré miser leur ancrage dans une notion d’humanité à recomposer. Le shungu, comme promesse du vivre-ensemble.

Ces îles, ils les ont ensuite vécues comme une occasion unique de tenir cette promesse, au sein de laquelle le conflit, les guerres fratricides, la haine du voisin, la jungle du plus fort, le mensonge et le déni – toutes, choses qu’ils avaient essayé de fuir – n’avaient plus lieu d’être. Riono zindji. Ils se sont assis sur les traumas originels, en cultivant cet art précieux de l’évitement et de l’échange, partant du fait que n’est humain que celui qui sert le commun. Une croyance que Washko Ink. a voulu faire sienne. En se disant que le temps était peut-être venu de s’asseoir pour extraire le meilleur de ce vécu.

S’asseoir et se convaincre du pourquoi et du comment. Tous ces peuples et toutes ces histoires échouées dans l’archipel ne pouvaient conduire qu’à l’humanité vertueuse du shungu. Le concept avait du bon, mais n’effaçait pas les traumas fondateurs, pour autant. Il les envisageait plutôt comme une armure, pour les temps à venir. Ce qui était loin de satisfaire au raisonnable. Ce peuple n’a fait qu’absorber le tout-venant, sans jamais se poser la question des origines, excepté sur un plan fantasmatique. Ainsi va notre monde. Sous la pierre s’endort le serpent, dans l’attente des jours mauvais.

A la longue, nous oubliâmes même ce qui fit de nous des gens des îles. Des waMasiwa. Des insulaires, certes, quelque peu aigris de ce qu’ils ont été par le passé, mais pas aussi querelleurs qu’on aimerait le croire. A force, on a fini par gloser sur le pacifisme du « Comorien » _ Oubliant que la prédation, une fois parvenue à se hisser dans les consciences, renouerait forcément avec les mêmes histoires que nos ancêtres pensaient avoir dénouées. Le récit du plus fort, dit-on, toujours, l’emporte.

Cette prédation, pour nous, est vite réapparue sous les traits du sultanat. Des pouvoirs jaloux de leur propre existence. Usurpateurs et envieux. Arrogants et conquérants. Mais nous y avons fait face, malgré tout, en élaborant une théorie des pouvoirs, à la verticale, à l’horizontale _ laissant le vertical au puissant souverain que l’on s’efforçait d’ignorer grâce à la table du shungu, autour de laquelle les hommes travaillaient à être égaux.

L’équilibre nous paraissait possible, sauf que nous n’avions pas imaginé la démesure du prédateur suivant. C’est là tout notre drame. Au 19ème siècle, la puissance française, comprenant que le destin de l’archipel devait se jouer entre ses mains pour son propre salut, a commencé à faire feu de tous bois, essayant de détricoter le legs, jusqu’à faire se renier les uns et les autres.

En 2023, nous, habitants de ces îles, vivons à côté de l’histoire, l’histoire véritable, notre histoire. Comme dans un mauvais film, où la puissance tutélaire – la France, toujours – décide des éléments de langage de notre monde à venir. Elle balkanise nos fragments de vie pour mieux régner sur cette terre, nous apprend à jeter l’opprobre sur le voisin, à être hors de notre sol, y compris à coup d’euros. La force du récit a pris cette saveur singulière du vainqueur autoproclamé.

C’est aussi là que le vaincu s’affaisse sur lui-même, ne sachant plus où se mettre pour ne point disparaître du paysage. Les nouvelles générations ne rêvent que de cette chose. S’échapper de ce qu’elles considèrent désormais comme une prison insulaire, au risque d’être condamné à errer dans l’ailleurs, comme ces corps en fuite de nos anciens, partis de leurs terres d’origines, pour venir s’enferrer dans ces îles, en espérant mériter le droit de vivre une nouvelle humanité, dans l’utopie du shungu.

Jusqu’à quand la prophétie ? se demande-t-on.

Aucun des récits, issus de la sombre nuit coloniale, n’a généré de sève fondatrice. Nous n’y faisons que noyer notre amertume dans l’inextricable. Et voilà pourquoi le rêve de Washko Ink. – redonner un souffle à cet espace archipélique, en se fondant sur les acquis – paraît s’éloigner, alors que la tutelle coloniale poursuit son lent travail de dépossession. Voir Abel et Cain livrés au poids de l’aliénation est un tableau de maître, dont cette dernière ne se lasse pas. Reste à savoir si nous sommes aussi dupes qu’ils le disent, au point d’ensevelir nos rêves d’humanité.

Culture VS politique. Les deux se fréquentent, mais ne racontent pas toujours les mêmes attentes. Ce qui a conduit la tutelle à s’emparer du poème. C’est lui, le fossoyeur, qui taille nos mots dans la survie. Qui nous rend tributaires de son discours.  Avec l’Etat français, nous perdons la maîtrise de ce qui nous fonde : l’insularité vécue comme une utopie régénératrice. Quand le monde s’effondrait, on s’accrochait au poème, par le passé. Ce pays n’a existé que par son verbe. La force de la prédation, c’est de nous prendre les mots. Ceux-là qui nous permettent de dire qui nous sommes.

Dans shungu, il y a le locatif (shi), la divinité (ungu), le lien (unganya), tous autant de choses que la tutelle a su défaire en nous. A la place, elle a fait advenir une autre réalité. Comores, Mayotte, des appellations qui ne sont pas nôtres, et nous le savons. On nous tisse des légendes d’usurpation terribles, contre lesquelles il nous semble difficile d’agir. Être dépossédé de son verbe annonce une fin d’oracle. Nous avons perdu jusqu’à la capacité de nous représenter. De nous nommer, même. Loin du poème originel, nous apprenons à nous taire dans la cohue et la confusion de nos rêves.

Jusqu’à quand ?

Soeuf Elbadawi

Pour la petite histoire, le nom de Washko Ink. se fonde sur l’idée de washikomori et de Ink. (de l’anglais), dans l’idée de réécrire l’imaginaire du pays. L’association a permis l’existence d’un certain nombre de projets autour de la communauté archipélique, dont le Muzdalifa House (en tant que lieu), Mwezi WaQ. (le groupe), BillKiss* I O Mcezo* (la compagnie de théâtre) sont parmi les dernières réalisations. Washko Ink. a existé bien avant la création de BillKiss* en France pour soutenir son projet et prolonger son discours.

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