Le travail de la compagnie de théâtre O Mcezo* se résume à une tentative de récit(s) autour d’un archipel déconstruit. Les objets inachevés que Soeuf Elbadawi construits, d’année en année, sur des plateaux d’ici ou d’ailleurs, aspirent tous à retisser une humanité désarticulée. Des premières partitions, écrites sur un tapis d’insularités, surgissent les éléments d’un monde plus vaste, où la main tendue est synonyme de partage dans le respect des mémoires blessées et des songes d’outre-monde. Spectacles, performances et ateliers participent tous de cette dynamique. Douze années d’existence et de projets ! Douze années de combat pour défendre des valeurs et des principes d’utopie. La compagnie navigue entre les Comores et la France. L’aventure entre les deux mondes continue encore aujourd’hui…
Six créations depuis La fanfare des fous, le tout premier spectacle, créé sur le plateau de l’Alliance française de Moroni. L’histoire d’un homme rentrant d’une lointaine terre d’abondance, trouvant son pays laminé de tous côtés, rongé par les haines et les divisions de toute sorte. L’homme s’invente une fratrie de fous étranges en réponse au délitement des consciences et se refugie au bout du bout de l’archipel en détresse. Un théâtre sans effet spéciaux, qui espérait en la fantaisie d’acteurs allant jusqu’au bout de leurs personnages. Un théâtre qui se jouait surtout de la banalité du quotidien. Ce spectacle fouillait dans la mémoire douloureuse d’un peuple en proie à la dépossession. A l’heure où l’on fêtait la mort du citoyen avec faste et excès, cette « fanfare des fous » racontait le destin d’un pays de lune se fondant dans les étoiles. Soutenu par la fondation du Prince Claus, il a connu une tournée nationale dans une dizaine de communes, avec des ateliers de théâtre citoyen, des résidences de création collective avec des habitants, des rencontres et des performances, réalisées en partenariat avec les acteurs associatifs des cités traversées.





De gauche à droite : La fanfare des fous à Mirontsy. Une rencontre avec une association de Fumbuni. Un atelier de théâtre citoyen à nstudjini. Un gungu à Mirontsy. L’image en Une figure le choeur soufi des Lyaman dans le spectacle Obsession(s).
Au terme de ce premier rendez-vous, il y eut une forme de questionnement autour du spectateur, ce personnage longtemps ignoré des artisans du théâtre contemporain dans l’archipel. Il y eut aussi l’invention du gungu la mcezo, une geste artistique inspirée d’une tradition de justice populaire (gungu), que la compagnie inscrivit aussitôt dans le débat sur la souveraineté nationale, sur la pédo-criminalité, la délinquance juvénile, la corruption, l’incivilité, la liberté d’expression, le détournement de biens publics. L’idée qu’un objet de spectacle vivant ne puisse impunément se concevoir, sans interroger la cité, a ainsi fait son chemin au sein de la compagnie. Né de la rencontre du plateau et du politique, avec l’affaire du gungu la mcezo de Moroni sur l’occupation française à Mayotte, la compagnie O Mcezo* a vite cherché à défendre la nécessité d’un art impliqué, en se référant à l’histoire du msomo wa nyumeni, mouvement politique dont la dynamique culturelle initiée dans les années 1970 se réclamait du combat anti impérialiste. C’est là qu’est venue se poser la question de la diffusion à l’étranger. Les histoires d’O Mcezo* Cie pouvaient-elles passer l’écueil des frontières ? Bien qu’écrite en comorien, La fanfare des fous pouvait aisément se traduire dans une autre langue. Mais la traditionnelle problématique des visas et des moyens a vite contrarié son projet de diffusion à l’étranger. Positionnés un temps pour accueillir la tournée à la Réunion et en France, les partenaires sollicités ont dû se raviser.
Vint alors l’idée d’adapter Moroni Blues/ Chap. II, ouvrage de Soeuf Elbadawi, salué par un prix de l’Isesco en 2010, lors de l’opération « Moroni capitale islamique de la culture ». Le livre questionne le vivre-ensemble depuis la capitale comorienne. Livre ostracisé à sa sortie, épuisé en librairie, il a été adapté une première fois en 2008 dans une mise en scène du français Robin Frédéric, avec Fabrice Thompson, Mikidache, Mtoro Chamou, Soeuf Elbadawi, au théâtre des Bambous à la Réunion, pour une tournée indianocéane. A la suite d’une commande du festival des Francophonies en Limousin, Soeuf Elbadawi réalise une seconde adaptation, avec Baco et lui-même sur un plateau à Limoges. Après avoir conçu, quelques mois plus tôt, un autre objet (à caractère pluridisciplinaire) sur le vivre-ensemble – Pitsha la manga kalina udowo/ L’image de l’ailleurs ne se vit pas dans le miroir – aux Rencontres à l’échelle à Marseille, en partenariat avec des associations comoriennes de la ville. Deux projets qui rencontrent leur public sans peine, mais qui traduisent la difficulté de mailler avec l’extérieur, sans pouvoir se fonder sur les équipes avec lesquels se construit la compagnie depuis les Comores. Visas et moyens, là encore, exigent un renouvellement des manières de créer et trahissent la fragilité d’un imaginaire du Sud, appelé à élargir ses publics, sans en avoir les moyens. L’envie de revenir se ressourcer à Moroni s’est faite alors sentir, bien qu’aucune autorité ou économie ne soutienne ce travail, localement. La compagnie a imaginé de reprendre le flambeau avec ses équipes restées à quai.







De gauche à droite : Moroni Blues à Limoges. Un affichage du projet Pitsha la manga câlina udowo à Marseille, avec des images de Dider Nadeau et des textes de Soeuf Elbadawi. Une association de deba des quartiers Nord à Marseille et Mnemoi Ibrahim dans le spectacle issu du m^me projet. Atelier de théâtre avec des élèves du shioni de Marseille, sous la direction de Soeuf Elbadawi et de Ben Amir Saadi..
La plupart des comédiens ayant œuvré sur La fanfare des fous, ayant compris la difficulté de s’expatrier au nom de ce théâtre, par ailleurs dérangeant pour les décideurs, avait déjà renoncé à poursuivre leur aventure sur les planches. Il s’agissait de jeunes étudiants que Soeuf Elbadawi avait suivi durant près de trois ans, en partenariat avec l’Université des Comores. Des jeunes qui avaient besoin de garanties pour poursuivre sur le chemin ainsi tracé, alors que le combat pour l’existence d’un théâtre citoyen ne faisait que commencer dans le pays. En 2012, Soeuf Elbadawi initie un vaste projet, fait de performances, de rencontres, d’expositions autour de la question du Visa Balladur. Cette tragédie, qui noie des milliers de Comoriens dans le bras de mer reliant Anjouan à Mayotte, en les rendant « clandestins » en leur pays. Un texte naît de cette dynamique. Il est mis en spectacle. Huit interprètes, dont sept initiés sur le plateau. L’objet entame une tournée nationale à succès. Avec des conférences, des interventions dans les écoles, des affichages sauvages de textes condamnant le crime du Visa Balladur. C’est là que la compagnie réfléchit au concept des PIR, les prières d’intervention rapide, qui sont une forme de performance inspirée des traditions religieuses du pays, mêlant le théâtre au dhikri soufi de l’ensemble des Nurul’Barakat, au travail de comédiens amateurs et au discours direct du metteur en scène lui-même.
Le succès de ces performances est immédiat dans les cités traversées et dans la capitale. A Moroni, où se joue le spectacle au début, Soeuf Elbadawi fait venir des bus de spectateurs qu’il envoie chercher dans les villages. Quarante personnes par soir, conviés au Muzdalifa House. Publié aux éditions Vents d’Ailleurs en France en 2013, Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents reçoit le prix des lycéens, apprentis et stagiaires de France en 2014. Mais les visas et les moyens n’étant pas au rendez-vous, Soeuf Elbadawi remonte le spectacle à la Réunion, avec le soutien de la salle Guy Alphonsine, des Bambous et du Séchoir, sous la forme d’un solo. Il sera repris en France avec succès à Confluences et au Tarmac. Difficile de faire mieux. La légende veut qu’un des soufis, présent dans la distribution originelle, ait utilisé son cachet sur la tournée nationale pour se payer un kwasa vers Mayotte, en toute « clandestinité ». L’idée qu’aucun spectacle réalisé à Moroni ne pourra sortir du pays dérange alors le metteur en scène comorien. C’est ce qui le décide à tenter une nouvelle adaptation dudit texte – Un dhikri pour nos morts – sous la forme d’un récital à trois voix. Il y organise la rencontre entre le personnage, fictif, et son auteur, lui-même, sous le regard d’un musicien, à qui il confie la partition finale d’une complainte de deuil. Obsessions de lune / Idumbio IV – son titre – se crée aux Nouvelles Zébrures, festival dédié aux nouvelles écritures par les Francophonies du Limousin, en mars 2014. Avec Isabelle Picard à la lumière qu’il avait rencontré sur Moroni Blues, grâce aux Francophonies, et Laher Ali Amani à la guitare. Ce rôle sera repris plus tard par Rija Randrianivosoa, notamment lorsque le dramaturge Jérôme Richer convie Soeuf Elbadawi au festival des Mémoires Blessées à Genève, sur le plateau du Théâtre Saint-Gervais.






En haut, de gauche à droite : Un dhikri pour nos morts au Muzdalifa House à Moroni. Les sept initiés soufis du spectacle. A la Réunion, à la salle Guy Alphonsine de Saint-André. En bas, de gauche à droite : une performance PIR (Prière d’intervention rapide) à Hasendje avec les Nurul’Barakat. Rita Randrianivosoa à la guitare et Soeuf Elbadawi sur la scène du Théâtre Saint-Gervais pour Obsession de lune/ Idumbio IV à Genève.
Obsessions de lune/ Idumbio, dont la dernière version s’est jouée en 2017 avec Christian Benedetti dans le rôle de l’auteur à Alfortville au Théâtre-Studio et à Marseille au Mucem, reposait la même délicate question de la pérennité des équipes. Comment créer si on ne peut ramener avec soi ceux avec qui on fabrique son monde depuis son « lieu originel », là d’où émergent la plupart des histoires racontées ? Être comorien pour Soeuf Elbadawi revient à mailler avec le monde, en partant du postulat que les fragments de vie ramenés du pays d’origine nourrissent un imaginaire bien plus grand. Ce qui ne signifie pas qu’il faille tourner le dos aux compagnons restés à quai. Visas et moyens… Sans pouvoir répondre à cette question, il choisit de monter Obsession(s), sa dernière création au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry Sur Seine, accueilli et soutenu par son directeur, Christophe Adriani, dans le cadre notamment des Théâtrales Charles Dublin, en co production avec le Tarmac, scène francophone à Paris. Avec une distribution internationale, au sein de laquelle la France côtoie le Québéc, les Caraïbes l’Océan indien. Sept interprètes sur le plateau, dont lui-même, pour interroger le feuilleton colonial. Le pitch s’annonce tel un rituel. « Des hommes noirs, tous de blanc vêtus, invoquent leur Seigneur, un soir de déroute. Saisie, une femme blanche interroge leur geste. Dans l’ombre, une voix lui répond : « Ils enterrent leurs morts. C’est tout ce qui leur reste dans un monde, où l’on se gave de pop-corn pour survivre au déluge». En pleine crise des visas entre la France et les Comores, le trio soufi des Lyaman, censé incarner les hommes dudit rituel n’arrivent pas à temps pour répéter. Après moult pressions de la part des partenaires, du théâtre Antoine Vitez au Comité Visas artistes – Zone Franche, des Théâtrales Charles Dullin à la mairie d’Ivry, de la député du val de Marne à l’Institut français, BillKiss*, qui défend les intérêts de la compagnie O Mcezo*, finit par avoir gain de cause, à la quatrième représentation du spectacle. Ou comment fragiliser un objet, qui, du coup, a passé du temps à se redéfinir sans cesse, sans que le metteur puisse dire où le mènerait son objet, au final.
La question a bien entendue été posée de savoir pourquoi il fallait cette présence d’interprètes dont l’origine passe mal aux frontières ? Faut-il y répondre, en réduisant les imaginaires à une simple transaction de papiers ? O Mcezo* Cie a toujours aspiré à un monde plus vaste, où la différence reste reine de tous les contenus. Il suffit de suivre la trajectoire des shungu, autres performances que la compagnie organise, pour comprendre que son souhait n’est pas de réduire la complexité des mondes sur un plateau. Aux fameux shungu, on rencontre des acteurs aux origines si diverses (Madagascar, Congo, Suisse, France ou encore Centrafrique) que l’on finit par se demander si l’objet de la compagnie n’est pas ce grand éloge du Divers ? Visas et moyens réduisent vraisemblablement son champ d’expérimentation. La fragilité des projets provient du fait d’appartenir à un pays, où la culture contemporaine n’est pas soutenue, et de devoir composer son économie à partir de l’Europe, en mendiant des visas Schengen. On peut parler d’absurdité, lorsqu’on comprend la raison pour laquelle un créateur comorien, pris en étau par des enjeux francophones, a du mal à dialoguer avec son environnement immédiat (l’Afrique lusophone/ anglophone/ le monde indien/ arabe), obligé qu’il est de repasser par l’ancienne tutelle coloniale pour converser avec le monde, y compris avec ses pairs francophones africains. En attendant de résoudre ces équations complexes, Soeuf Elbadawi dit son plaisir d’avoir rencontré de nouveaux compagnons de route sur Obsession(s), avec qui il souhaite frayer sur le long terme. Peut-être l’amorce d’un nouveau départ, situé quelque part, entre deux eaux…